Plusieurs officiels russes de haut rang, dont certains liés à la défense du pays, ont acheté des appartements de luxe dans une station balnéaire de la mer Noire appartenant à un groupe économique que Washington voit comme l’un des plus grands syndicats du crime de Bulgarie.
Plusieurs chefs d’entreprises publiques russes – dont des proches du président Vladimir Poutine – possèdent des résidences dans une station balnéaire bulgare de la mer Noire, connue pour être la propriété de TIM, un groupe économique qui serait selon les câbles diplomatiques américains l’une des plus grandes organisations criminelles de Bulgarie, créée par des militaires et des agents de renseignement de l’ère communiste ayant des connexions au plus haut niveau de l’État.
Important Stories et le Centre bulgare des journalistes d’investigation (BIRD) ont découvert que dans ce village de vacances, près de Varna, vit une communauté russe petite mais influente qui a profité ici des services d’un ancien agent de la Sécurité d’État bulgare (l’équivalent local du KGB pendant l’époque communiste) qui s’est recyclé dans l’hôtellerie et l’immobilier. Au cœur de la station se trouvent des appartements appartenant aux familles de hauts dirigeants de Rosneft, Gazprom, VTB Bank, ainsi que du PDG de la société d’État Rostech, Sergei Tchemezov. Et pendant que parents et amis de ces grands patrons russes profitaient des charmes de la côte bulgare, TIM étendait son empire commercial sur le territoire de la Fédération de Russie
La station balnéaire de Saint-Constantin et Elena, nommée d’après l’empereur romain et sa mère, se trouve donc à huit kilomètres de Varna. Les sources thermales locales avaient encore à l’époque attiré les aristocrates de l’Empire romain d’Orient, et plus tard les rois de la monarchie bulgare qui y ont construit ici leur résidence d’été. De cette époque date aussi le monastère local. Au début du siècle dernier l’un des bâtiments attenant au monastère a été converti en spa et s’est spécialisé dans la « vinothérapie ». En 2004, ce même bâtiment est devenu l’hôtel quatre étoiles Estreya Palace, au cœur d’un complexe touristique qui attire aujourd’hui les aristocrates modernes et autres nostalgiques des plages de la mer Noire.
À côté de l’Estreya Palace se trouve un complexe d’appartements de sept étages, imitant l’architecture bulgare traditionnelle. Il comprend des salles de massage, un sauna, des bains turcs, une salle de sport et un garage souterrain. Selon le registre immobilier bulgare, plus de 20 appartements d’une superficie de plus de 100 mètres carrés dans le complexe appartiennent à des Russes, dont des personnalités de haut rang, ainsi que leurs parents et amis.
L’autorisation de construire le complexe a été accordée en 2007 ; il a ouvert ses portes trois ans plus tard. Au total, plus de 15 familles russes ont investi dans des appartements, à différents stades de la construction et après son achèvement. Les plus connus d’entre ces Russes sont des parents, amis et collègues de Sergei Tchemezov, connu pour être un ami de longue date de Poutine, ayant servi avec lui au sein du KGB en Allemagne de l’Est.
Le mieux loti d’entre eux tous est certainement le fils de Tchemezov, Alexander, propriétaire d’un appartement de plus de 200 mètres carrés, comportant une piscine et une terrasse sur le toit de quelques 300 mètres carrés. Le tout (plus une place de parking en sous-sol) payé environ 6 millions de roubles, selon le taux de change de 2008 (environ 146 000 euros). L’ex-épouse de Tchemezov, Lioubov Tchemezova, a également acheté un appartement dans la résidence – 110 mètres carrés mais sans piscine – pour 9 millions de roubles. Les Tchemezov ont pour voisins les filles et l’épouse de l’ancien chef des Douanes russes, Andreï Belyaninov, respectivement Olga, Svetlana et Lioudmila. Andreï Belyaninov est un autre ami de longue date de Poutine et de Tchemezov, qui remonte également aux années où le président russe était officier du KGB en Allemagne de l’Est. Ces appartements ont coûté environ 42 millions de roubles.
M. Belyaninov avait déjà expliqué en partie pourquoi de hauts fonctionnaires russes préféraient la Bulgarie à d’autres destinations européennes pour leurs vacances, même si certains d’entre eux possèdent des propriétés plus luxueuses ailleurs, comme la villa espagnole de la belle-fille de M. Tchemezov, Anastassia Ignatova, qui a coûté environ 15 millions d’euros. « J’aime prendre mes vacances en Bulgarie, dans les environs de Varna », a dit aux journalistes M. Belyaninov en 2014. « Il y a de très bonnes stations balnéaires là-bas, comme certains disent de style soviétique. On s’y sent vraiment à l’aise et tout le monde parle russe ».
L’épouse de l’homme d’affaires Konstantin Golochtchapov, Iraïa Gilmoutdinova possède également des appartements dans le même complexe par le biais d’une holding néerlandaise, appartements évalués à 38 millions de roubles. Golochtchapov est surtout connu pour avoir été le « kiné de Poutine » ; il était déjà voisin de Tchemezov dans le village de luxe Akoulinino, près de Moscou, et dans l’ancien hôtel Moskva, dont les fenêtres donnent sur la Place Rouge, où les deux hommes avaient de vastes appartements de fonction. Parmi les propriétaires russes, on croise aussi une autre connaissance de Tchemezov, son ancien numéro 2 dans Rostekh, Alexeï Alechine devenu patron de l’Agence fédérale de sûreté nucléaire, qui a investi via son épouse encore au stade de construction de la résidence. Selon le service de presse de l’Agence, ces appartements ont été achetés afin de « minimiser les coûts lors des vacances d’été des membres de l’Agence et de leurs proches ». Mais Alexeï Alechine lui-même n’y a pas mis les pieds depuis 2013 et ne sait rien des propriétaires de la résidence, précise le service de presse.
En fait, dans la cohorte de propriétaires russes, presque tous ont un lien avec le patron de Rostech. Le nom de Droujba, ou « amitié », que portait Saint-Constantin et Elena à l’époque communiste, semble avoir gardé toute sa pertinence.
Si tous ces Russes sont venus ici, c’est surtout grâce à un homme, le propriétaire d’Estreya Palace, l’ancien collaborateur du KGB bulgare Atanas Karaguéorguiev, alias « Plamen ». A en croire les réseaux sociaux, il est ami avec tous les propriétaires russes de sa résidence. Selon lui, les Tchemezov ont cessé d’y venir après que l’Union européenne eut pris des sanctions contre le patron de Rostech. Cependant, ils continuent à payer l’entretien et les appartements sont tous en bon état, précise-t-il.
L’ancien indic de la police politique bulgare ressemble plus à un fonctionnaire russe qu’à un homme d’affaires européen. Il a été sincèrement affecté, par exemple, par l’adhésion de la Bulgarie à l’UE. « Nous sommes fatigués de la culture occidentale », expliquait-t-il lors d’une interview à la presse bulgare en 2018. « L’Occident n’a pas de valeurs. Plus précisément, il n’en a que pour les homosexuels », poursuivait-il. « Dans les années 1990, très peu de gens regardaient la télévision russe… Et maintenant, dans de nombreuses familles bulgares, les télévisions sont branchées sur les chaînes russes. Nous avons le sentiment que nous sommes deux peuples qui ont les mêmes valeurs, et qu’elles ne coïncident pas avec les valeurs occidentales ».
Les liens de Karaguéorguiev avec ses locataires russes datent des années 1990, lorsqu’il était directeur de Bultrack, une entreprise russo-bulgare qui importait des tracteurs de Tcheliabinsk en Russie vers la Bulgarie. C’est ainsi qu’il a fait la connaissance de Tchemezov, alors employé de l’agence d’exportation russe Rosoboronexport, liée au ministère de la Défense, qui donnait l’autorisation d’exporter ce genre de tracteurs. Pour lui, l’achat par les Tchemezov de ces modestes appartements n’est pas vraiment un « investissement ». « Ils investissent à une toute autre échelle », dit-il. Le bureau de Moscou de Bultrack était dirigé par Vassili Kitchedji (qui a des origines bulgares), est par la suite devenu chef du département des transports de la mairie de Moscou puis vice-gouverneur de Saint-Pétersbourg de 2011 à 2014. Le frère, l’épouse et la nièce de Kitchedji ont été parmi les premiers investisseurs du projet de complexe d’appartements, tout comme les proches de Tchemezov.
Saint Constantin et Elena n’est pas seulement célèbre pour son histoire ancienne et son accès à la mer Noire. Presque tout ce qui s’y passe est contrôlé par le plus grand groupe criminel de Bulgarie, le TIM. L’organisation, qui est enregistrée en tant que groupe financier et industriel, possède la station balnéaire, sa société de gestion et est responsable du développement des plages et des infrastructures autour de Saint-Constantin et Elena par le biais d’une société affiliée. Dans des dépêches révélées par WikiLeaks, des diplomates américains ont qualifié le TIM de groupe criminel organisé : « TIM est impliqué dans un large éventail d’activités criminelles, notamment l’extorsion et le racket, l’intimidation, la prostitution, les jeux d’argent, le trafic de stupéfiants, le vol de voitures et le trafic de voitures volées ». Ses représentants officiels nient tout en bloc.
L’entreprise a été enregistrée à Varna en 1993 par trois anciens agents des forces spéciales bulgares – Tihomir Mitev, Ivo Kamenov et Marin Mitev (l’acronyme « TIM » reprend la première lettre de leur prénom). TIM s’est très vite spécialisé dans les services de sécurité – une activité qui, selon les forces de l’ordre locales, ressemble fortement à du racket.
C’est à cette époque que le TIM a forcé l’État à signer un contrat non rentable et inutile pour protéger l’hôtel Saint-Constantine – qui allait devenir plus tard Estreya Palace, raconte l’ancien chef de la lutte contre le crime organisé à Varna, Stamo Stamov.
« Chaque mois, ils recevaient l’équivalent d’une trentaine de salaires de policiers. Même s’ils ne disposaient que de quatre personnes qui sillonnaient la station balnéaire en voiture ». Mais pour s’assurer du contrôle du village de vacances, TIM a dû se battre contre la concurrence d’un syndicat criminel rival, connu sous le nom de Multigroup. Son leader Ilya Pavlov, considéré comme le parrain de la mafia bulgare et l’homme d’affaires le plus riche du pays, a investi des centaines de millions dans le développement de la région et le rachat d’hôtels dans les années 1990. Lorsque le gouvernement a finalement décidé de privatiser l’hôtel, les deux groupes se sont ouvertement affrontés.
En 2003, Pavlov a été tué par balles. La société par actions qui possédait Saint-Constantin et Elena est tombée entre les mains de sociétés contrôlées par TIM – un fait qui n’est devenu public qu’en 2009, lorsque la société a été transférée dans Holding Varna, appartenant officiellement au groupe TIM. Ainsi TIM est passé d’une entreprise assurant la sécurité d’un village de vacances appartenant à l’État à son propriétaire pur et simple.
L’actuel propriétaire de l’Estreya Palace, Karageorgiev, nie aujourd’hui être dépendant de quoi que ce soit de TIM. Son hôtel et le complexe d’appartements sont pourtant situés sur le territoire de Saint-Constantin et Elena. Il déclare se contenter de payer chaque année une taxe d’habitation au groupe TIM, une taxe « supérieure à l’impôt sur le revenu », précise-t-il.
Dans les années 1990, TIM a continué à rapidement développer son business à travers le pays, devenant de plus en plus influent. Au début du millénaire, elle avait privatisé la compagnie d’État Chimimport, et rempli son portefeuille de banques, de compagnies d’assurance et de transport, aérien comme maritime. L’un de ses fondateurs, Marin Mitev, fanfaronnait en 2012 que TIM représentait 5 % du PIB de la Bulgarie. Ses trois fondateurs sont considérés comme faisant partie des cinq personnes les plus influentes du pays.
Selon l’ancien chef de la Direction générale de lutte contre le crime organisé au ministère de l’Intérieur, Vanio Tanov, TIM s’était lancé dans l’acquisition d’entreprises en vue de légaliser de l’argent sale accumulé. Les liens du groupe avec les autorités politiques sont devenus si forts qu’il aurait été interdit de mentionner son nom lors des réunions avec le Premier ministre sur le problème du crime organisé en Bulgarie.
Interrogé par le journaliste allemand Jürgen Roth (décédé en 2017), un autre des fondateurs de TIM, Ivo Kamenov, niait vigoureusement tout lien avec le crime organisé. Il a aussi estimé que la corruption était un phénomène plutôt rare en Bulgarie. « Après tout, nous ne sommes pas la Russie », a-t-il ajouté.
Ivo Kamenov – qui est directeur exécutif de Chimimport – sait de quoi il parle. Peu après l’installation des membres de l’élite russe à Saint-Constantin et Elena Chimimport a soudainement fait son apparition au Tatarstan, prenant rapidement le contrôle d’un certain nombre de biens de l’État, y compris la compagnie aérienne de la région – une collaboration qui s’est avérée infructueuse et a eu des conséquences tragiques.
En 2008, le Tatarstan se préparait à l’Universiade – des Jeux olympiques pour les étudiants – et le gouvernement local recherchait d’urgence des investisseurs.
Ivo Kamenov s’est engagé à investir 50 millions de dollars pour reconstruire l’aéroport de Kazan, la capitale régionale, et 20 millions de dollars supplémentaires pour renouveler la flotte de Tatarstan Airlines, après des négociations en tête à tête avec le président du Tatarstan de l’époque, Mintimer Shaimiev. En échange, les Bulgares ont reçu des parts dans la compagnie aérienne et de l’aéroport appartenant à l’État.
Cependant, même des années plus tard, les avions n’avaient pas été modernisés et en 2012, le Tatarstan a cessé sa coopération avec Сhimimport dans le domaine du transport aérien. Puis, en novembre 2013, un avion de ligne de Tatarstan Airlines reliant Moscou à Kazan s’est écrasé à l’atterrissage, tuant les 50 personnes à bord. Parmi les victimes figuraient le fils du président du Tatarstan et le chef du service de sécurité fédéral régional (FSB). Après six ans d’enquête, la Russie a déclaré que l’accident avait été causé par une erreur de l’équipage et a découvert que le commandant de bord avait une fausse licence de pilote.
Au moment du crash, le Boeing avait 23 ans. Un an plus tôt, il avait été contraint d’effectuer un atterrissage d’urgence en raison d’une dépressurisation de la cabine. Des avions de cet âge peuvent encore être en état de navigabilité, assurent les experts, à condition d’être correctement entretenus. Aksan Guiniyatullin, directeur de Tatarstan Airlines, a refusé de répondre aux questions sur l’historique de l’avion ou d’expliquer quand certains composants ont été changés pour la dernière fois. Or, depuis l’entrée de Chimimport dans le capital de la compagnie, les avions de Tatarstan Airlines étaient entretenus à Sofia, en Bulgarie.
Après son entrée dans le capital de Tatarstan Airlines, Chimimport s’était engagé à acheter de nouveaux avions de marque Airbus, selon le le journal économique local Business Online. Au lieu de cela, la compagnie bulgare a sous-loué quatre Boeings usagés de Bulgaria Air – que Chimimport contrôle également – à Tatarstan Airlines. Le plus jeune des avions avait 15 ans. Business Online a rapporté que le contrat coûtait 265 000 dollars par mois à Tatarstan Airlines au lieu des 100 000 dollars originaux, car le contrat stipulait que les avions devaient être entretenus en Bulgarie.
C’est l’un des avions de l’ex-Bulgaria Air qui a été impliqué dans le crash fatal. Et un an plus tard, Tatarstan Airlines a fait faillite.
Mais l’expérience infructueuse de TIM et Chimimport avec le Tatarstan ne les a pas incités à quitter le marché russe. TIM a toujours des liens avec des compagnies ayant des liens étroits avec l’élite russe, dont certains jouissent d’appartements à bas prix dans à Saint-Constantin et Elena. Par exemple, TIM occupe une position de leader dans l’industrie aéronautique bulgare en tant que copropriétaire des aéroports de Varna et de Burgas, ainsi que de Bulgaria Air et de Hemus Air, les deux compagnies aériennes du pays. Cette dernière est répertoriée comme un partenaire étranger de UEC-Perm Engines, une filiale de Rostech. En 2019, Bulgaria Air a signé un contrat avec Rosneft pour la fourniture de kérosène pour ses avions – dont les dirigeants possèdent également des parts dans la résidence de luxe Estreya Palace de Saint-Constantin et Elena. Deux autres actifs russes de Chimimport sont également connus. La société possède aussi une petite banque, IK Bankom, et une compagnie d’assurance, Armeets. Le fils de l’envoyé spéciale du Kremlin en Extrême-Orient et vice-premier ministre Yuri Trutnev, Dmitri, a siégé au conseil d’administration des deux sociétés.
Certains des officiels mentionnés dans cette enquête, y compris parmi les locataires d’Estreya Palace sur la côte bulgare de la mer Noire, sont désormais frappés par les sanctions de l’UE. Malgré cela, ces officiels et notables russes ne sont pas devenus indésirables pour autant en Bulgarie. L’année dernière encore, le président bulgare Rumen Radev déclarait que les deux pays étaient liés depuis des siècles et qu’il comptait bien poursuivre la coopération militaire avec Moscou. Mais la Bulgarie fait partie de l’Alliance atlantique (OTAN) depuis 2004 et à récemment proposé d’accueillir, à Varna, un nouveau centre de commandement des forces navales de l’Alliance en mer Noire. Si ce centre de commandement verra jour, ses officiers auront pour voisins les principaux responsables de la défense russe et des amis du président Vladimir Poutine qui possèdent un appartement à Saint-Constant et Elena.
Reportage d’Irina Dolinina (iStories), Atanas Tchobanov et Dimitar Stoyanov (BIRD)
Cet article a été publié à l’origine en russe par Important Stories (iStories).
English text in The Moscow Times
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